Le Kunsten fête ses 20 ans, en toute déraison
Par Brigitte Salino, Le Monde, 11.05.2015
Le festival de Bruxelles s’est ouvert avec « Corbeaux », un spectacle saisissant de la chorégraphe marocaine Bouchra Ouizguen.
Tout arrive, quand on a 20 ans. Le Kunstenfestivaldesarts de Bruxelles vient de le prouver. Pour l’inauguration de sa vingtième édition, vendredi 8 mai, il a reçu la visite d’une reine et de deux ministres de la culture. A 17 heures, Mathilde de Belgique a assisté à la nouvelle création de la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker, My Breathing Is My Dancing. C’était une première pour la reine des Belges, venue sans son époux, le roi Philippe, en mission diplomatique en Chine.
En début de soirée, un autre événement a eu lieu : Joëlle Milquet et Sven Gatz, les ministres de la culture de la communauté française de Belgique et de Flandre, ont prononcé un discours commun. Tous les deux appartiennent à des partis modérés (le Centre démocrate humaniste wallon et l’Open Vld flamand), mais il n’est pas fréquent qu’ils apparaissent ensemble.
Vers 19 heures, ils sont montés sur un podium dressé dans la rue, devant le Beurssschouwburg, le centre névralgique du festival. Ils ont parlé d’une seule voix, dans les deux langues, pour fêter l’anniversaire du Kunsten, et annoncer des projets. « Nos prédécesseurs, ont dit les deux ministresen poste depuis 2014, ont signé des accords avec tous les pays du monde, mais pas avec la Belgique. Nous devons faire preuve de modestie pourle passé et de beaucoup d’ambition pour le futur. » Pour resserrer les liens entre les communautés de leur pays, Joëlle Milquet et Sven Gatz vont créer en 2016 un festival consacré à l’art numérique. Cette première, qui aura lieu à Bruxelles, la seule ville de Belgique où cohabitent vraiment Flamands et francophones, devrait être ensuite étendue à tout le pays.
International et interdisciplinaire
Même si la sono cafouillait, et qu’il y avait du bruit autour, le message est passé. Il a été applaudi par la foule, très bon enfant, au premier rang de laquelle se tenait une dame aux cheveux blancs, que beaucoup venaient embrasser, et à qui les orateurs ont rendu hommage : Frie Leysen, la fondatrice du Kunstenfestivaldesarts. Cigarette aux lèvres, perles aux oreilles, souriante et ferme, elle était égale à elle-même, cette femme d’exception qui a su imposer en son pays un projet totalement novateur, en 1994, et le faire durer, ce qui n’était pas gagné du tout. Un livre en témoigne. Edité en français, en néerlandais et en anglais, il ne suit pas un ordre chronologique, mais embrasse des thématiques qui ont parcouru et parcourent le festival, international et interdisciplinaire.
Ce beau livre ambitieux s’appelle, en français, Le Temps que nous partageons. Vendredi soir, la traduction anglaise, The Time We Share, volait dans le ciel de Bruxelles, écrite sur des ballons blancs qui jouaient les messagers ailés du festival. Christophe Slagmuylder, successeur de Frie Leysen depuis 2006, tient à cette inscription du Kunsten dans l’ici et maintenant. Pour l’inauguration, il a demandé à la chorégraphe marocaine Bouchra Ouizguen d’intervenir dans la rue, avant de présenter dans différents lieux son spectacle, Corbeaux. Ainsi a-t-on vu surgir dans la foule une vingtaine de femmes en noir, portant des foulards blancs. Ce sont les voix, d’abord, qui ont alerté. Rauques, scandées, elles imposaient un son venu d’ailleurs. Un rugissement plus qu’un cri.
« Corbeaux » a été créé à l’occasion de la Biennale d’art contemporain de Marrakech, en 2014, sur le parvis de la gare
Alors, nous les vîmes, ces femmes. De tous âges, de toutes tailles et de toutes morphologies, unies dans un même mouvement : plantées sur leurs pieds, comme fichés dans le sol, elles lancent leur tête d’arrière en avant. Leurs bras restent le long du corps, leurs torses oscillent brusquement, leurs cris se mêlent et se répondent. Certains semblent troués de douleur, d’autres exultent d’une joie hurlante. D’où viennent-ils, ces cris ? se demande-t-on, saisi par leur puissance. Et ces têtes obsessionnelles, qu’expriment-elles ? Les femmes ne forment pas un cercle, elles sont disposées dans l’espace comme elles sont arrivées, l’une après l’autre, s’arrêtant à un endroit. Elles ne se regardent pas, mais on voit bien que chacune sent l’autre à côté et les autres autour, et s’y accorde. C’est saisissant.
Dans le groupe, il y a le noyau des femmes marocaines avec qui Bouchra Ouizguen travaille, et des femmes de Bruxelles, qu’elle a invitées à les rejoindre. Corbeaux a été créé à l’occasion de la Biennale d’art contemporain de Marrakech, en 2014. Le spectacle était joué sur le parvis de la gare. De nature, il appartient à l’espace public. Mais, comme l’explique Bouchra Ouizguen, « ce n’est pas tant l’espace qu’on habite, ce sont les interprètes qui sont habitées. L’espace, c’est elles ». Espace du corps, de la langue, de la gorge, de la tête. Du ventre aussi, au plus profond, utérin. Il y a quelque chose d’immémorial et d’animal, dans ces Corbeaux dont les cris pourraient être ceux d’oiseaux de proie. Le titre n’a pas présidé à la naissance du spectacle. Il s’est imposé après, parce que, dit Bouchra Ouizguen, « en arabe, c’est un très beau mot, et en français, ça donne corps beaux ».
Transe
Tout cela, la chorégraphe l’a raconté au public, samedi 9 mai, à l’issue d’une représentation de Corbeaux dans la cour de la Maison des cultures et de la cohésion sociale de Molenbeek-Saint-Jean, un quartier réputé chaud de Bruxelles. Bouchra Ouizguen est une jeune femme (née en 1980) précise et déterminée. En 2010, elle a fondé sa compagnie, O (...). Le Kunsten l’a déjà invitée deux fois, en 2011 avec Madame Plaza, et en 2013 avec Ha ! En France, on verra d’elle Ottof, invité par le Festival d’automne. Reste à espérer que Corbeaux viendra aussi.
Selon les jours, le spectacle dure de quarante minutes à une heure. Tout dépend des femmes, qui peu à peu s’arrêtent, l’une après l’autre, et s’en vont, dans le silence. Puis elles reviennent, dansant au son de youyous. Heureuses. Le public aussi. Que ce spectacle inaugure le Kunsten ne pouvait mieux tomber. Il y a beaucoup de performances dans cette vingtième édition. Celle-ci rime avec transe. Quand on a 20 ans, c’est bien. Et même après.