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Perdre l'équilibre avec Bouchra Ouizguen

Par Guillaume Lasserre, Mediapart, 24.11.2018

 

Au Centre Pompidou et à Douai, Bouchra Ouizguen met les corps en rotation au son lancinant du chant traditionnel du Dakka Marrakchia . Né de la rencontre entre la chorégraphe marocaine et les danseurs de la compagnie nationale norvégienne Carte Blanche, "Jerada" emporte les corps dans un tourbillon qu'il faudra dépasser pour sortir de soi et traduire ce profond désir d'envol.

 

D'abord il y a l'écoute, celle du Dakka Marrakchia. Plongé dans la pénombre au cours des premières minutes du spectacle, le public est invité à écouter cette forme musicale traditionnelle originaire de Marrakech où musique et chants se mêlent pour transporter crescendo les corps dans une sorte de transe mystique. Puis, dans la lumière qui découvre peu à peu la scène, un danseur quitte le siège qu'il occupe au premier rang au milieu des spectateurs et commence à tourner sur lui même. La rotation s'accélère et, tout en continuant de tourner, il commence à parcourir l'espace du plateau dans un mouvement elliptique, esquissant un cercle dans le périmètre scénique. Un second danseur le rejoint, puis un autre. Ils sont neuf danseur-euses maintenant. Tous se mettent à tournoyer sur eux-mêmes, chacun différemment de l'autre. Les corps se frôlent, se touchent comme s'ils étaient soudain déréglés. Ils sourient, s'amusent. L’inconfort du tourbillon de soi a laissé la place au jeu. Les corps s'entrechoquent, les langues se délient, les danseurs s'interpellent. Ils se charrient, se titillent, se disent des mots d'amour. Pas de tenue de gala uniforme ici. Ils portent des survêtements de sport aux coloris vifs, des shorts bariolés, des tenues décontractées. Continuant le jeu et la course circulaire, ils s'approprient vestes usées, vieux manteaux et autres sweat-shirts colorés qui, très vite, seront lancés et relancés indéfiniment en l'air dans un geste ferme qui en assure la vitesse, créant une séquence d'une grande beauté visuelle, un artifice qui enlumine la scène. L'un des corps s'avance soudain recouvert d'habits qui empêchent toute identification, y compris de genre. Il devient le centre de toutes les attentions, celui qu'on ensevelit sous une montagne de vêtements. La silhouette se transforme alors sous le poids des oripeaux. Il prend tour à tour des allures de chaman, de sorcier, de créature difforme. "J'ai préféré le tissu au costume" indique la chorégraphe qui a le goût du travestissement. Nul besoin d'être soigneux avec des morceaux de tissus, ils autorisent l'accident et libèrent le geste. A la fin du spectacle, répondant toujours au rythme envoûtant du Dakka Marrakchia, les danseurs se livrent à une course circulaire effrénée jusqu'à n'être plus que quatre, puis trois et enfin deux. Resté en bord de plateau le reste du groupe les encourage par des cris, des invectives, des sifflements. Ils sont solidaires les uns des autres. L'esprit de troupe s'exprime ici loin des règles strictes qui régient toute compagnie de danse. Conscients de leur singularité, acceptant le lâché-prise qui permet le dépassement de soi, ils atteignent l'ivresse, apparaissent libres, plus que jamais vivants.

Depuis plus de dix ans, la chorégraphe Bouchra Ouizguen crée des pièces performatives qui ramènent les cultures populaires (essentiellement marocaines) dans la danse contemporaine. Son travail constitue un point de rencontre entre ces deux savoirs proposant d'en abolir la distinction. Autodidacte, danseuse orientale très jeune, elle fonde la compagnie O en 2010 avec "Madame Plaza", pièce libératrice dans laquelle elle partage la scène avec trois performeuses, chanteuses de cabaret issues de la tradition des Aïtas, les artistes du peuple, que l'on n’a pas l'habitude de voir à cet endroit.  Elle vit et travaille à Marrackech depuis 2001 où elle est engagée dans le développement d'une scène chorégraphique locale. Elle désire depuis longtemps déjà collaborer avec le Dakka Marrakchia Baba's Band qui réunit de grands artistes de la culture et de l'histoire populaire marocaine. La création de "Jerada" qui répond à l'invitation de la compagnie nationale norvégienne, va lui en donner l'occasion. 

Ce projet atypique est une exception dans sa carrière. La détermination d'Hooman Sharifi, alors directeur artistique de la compagnie nationale Carte blanche a eu raison de ses doutes. Après deux ans de sollicitation et l'acceptation de conditions lui offrant une totale liberté de création, la chorégraphe, saisie par cette prise de risque, se rend à Bergen où la compagnie est basée. Elle passe deux mois et demi au cœur de l'hiver scandinave. Le choc culturel et climatique est intense. Elle tourne dans la ville, elle tourne en rond alors que les danseurs s'astreignent à de très longues sessions d'improvisation. Après deux semaines, tourner s'est imposé comme une évidence, tourner autour de soi-même, tourner ensemble mais chacun à sa manière. Trouver une liberté qui réponde à la question : comment survivre dans un groupe ? La chorégraphe cherche précisément la singularité de chacun au sein du collectif, à l'opposé de l'homogénéité que caractérise souvent les compagnies de danse occidentales. Construire les choses avec l'autre, laisser une place au doute, au hasard apparaissent comme nécessaires. Revendiquer l'accident pour s'assurer de son humanité. Pour arriver à ses fins, elle utilise la ruse, la surprise, n'hésite pas à faire de la rétention d'information. Les danseurs tournent tous mais dans leur différence. Il faut oublier ici les références stéréotypées qui viennent à l'esprit. "Jerada" ne s'inspire pas de l'art des Dervish tourneurs. Bouchra Ouizguen précise néanmoins que le déclic ne peut avoir eu lieu qu'à Marrakech, pas à Bergen qui représente pour elle l'enfermement du studio. Ce lieu dans lequel on peut lire toutes les contraintes inhérentes à la rigueur stricte qui règne dans les compagnies de danse des pays riches. "Les choses sont faites pour casser les règles" affirme-t-elle. 

 La cité marocaine donne le sentiment que l'improvisation est encore possible. A l'enfermement de Bergen répond l'infinie douceur de la vie extérieure marocaine. Le dehors, dans la rue ou dans la nature, est une respiration qui explique sans doute le sentiment de suffocation éprouvé par Bouchra Ouizguen lors de son séjour norvégien. Dès l'arrivée de la troupe au complet, elle amène ses membres écouter le Dakka Marrakchia Baba's Band. Comme pour les spectateurs plongés dans le noir au début de la pièce, elle demande aux danseurs d'écouter simplement cette musique très impressionnante. La vingtaine de musiciens qui composent le groupe en imposent par leur simple présence. Le concert traditionnel à la musique enivrante, presque hypnotique, peut durer deux heures comme cinq. Il y a quelque chose d'envoûtant, une montée crescendo qui dure symboliquement une nuit. Ce ne sont pas les corps qui démarrent la danse mais la musique qui vient les chercher.

Trouver une place à chacun sans exception, sortir d'une chorégraphie de groupe est un préalable pour Bouchra Ouizguen. Ce qui l'intéresse, c'est la vulnérabilité, la fragilité. Tourner sur soi-même est une entreprise extrêmement physique. La dureté du début est récompensée une fois dépassés le vertige, la nausée. On atteint alors une certaine forme de liberté, une perte de repères. Il faut insister dans un premier temps avant de pouvoir s'échapper de soi et de revenir. Cet état de lâcher-prise conduit à un abandon du corps. Les danseurs peuvent alors sortir d'eux-mêmes par le tourbillon après avoir vaincu l'étourdissement. Chaque jour, aller un peu plus loin pour perdre l'équilibre et la notion de l'espace. "Jerada", pièce créée dans le doute en 2017 dépasse désormais la chorégraphe. Les danseurs s'en sont emparés, l'habitent maintenant. Ce projet inédit dans son parcours a ébranlé les certitudes et les idées reçues de Bouchra Ouizguen et inventé un nouvel espace de rencontre avec l’autre. C'est dans la collaboration avec les danseurs de la compagnie nationale Carte Blanche, avec leur force de proposition, que le spectacle s'invente, à partir de possibles répondant à l'interrogation : Que peut-on construire en tournant ? Le profond désir d'envol qui traverse la pièce, la légèreté, le jeu ne peuvent exister qu'avec le goût de l'incertitude, l'acceptation de l'accident éventuel. Souvent, les choses ne se passent pas tout à fait comme prévues.

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