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La fureur du désir, version marocaine

Par Rosita Boisseau, Le Monde, 16.09.2015

A prendre ou à laisser. Trente minutes d’obscurité, trente minutes de cris. D’abord, une longue et lente introduction avec juste le halo d’un visage dans le noir pour accrocher le regard. Ensuite, une déflagration de voix et de gestes aussi virulente qu’une démangeaison insupportable. Aucun trait d’union, mais une coupure nette comme une image qu’on déchire ou une dent qu’on arrache. Et voilà.

Ottof, nouveau spectacle de la chorégraphe marocaine Bouchra Ouizguen, 35 ans, lui ressemble. Sec, franc, bien raide. « Donner tout ou rien », assène cette artiste, figure de la scène contemporaine basée à Marrakech. Tout donc, jusqu’à saturation. Ce qui auréole Ottof («  fourmi » en berbère), pour quatre chanteuses-danseuses âgées de 52 à 65 ans, d’un extrémisme coupant.

Depuis huit ans, Bouchra Ouizguen se consacre entièrement à un groupe de femmes issues de la tradition des aïtas, ces artistes de cabaret marginalisées et méprisées, libres avant tout, qui animent les soirées et les mariages.

Enfant, celle qui a commencé la danse orientale à l’âge de 16 ans avant de poursuivre son apprentissage en danse contemporaine en France, auprès de Bernardo Montet et de Mathilde Monnier, fantasmait sur elles. En 2010, elle crée la compagnie O, uniquement avec des aïtas, dont les quatre performeuses d’Ottof, troisième volet d’un portrait de troupe comprenant Madame Plaza (2009) et HA ! (2012), sont le cœur battant. Et elles en ont du cœur et des tripes ! Bêtes de scène, très clowns au sens le plus mordant du terme, elles flanquent tout sur la table. Et ça éclabousse ! Car elles savent ce que s’exhiber veut dire. Déballent l’amour, le sexe, la solitude, la trahison, l’abandon.

Raconté en arabe par El Hanna Fatéma et Halima Sahmoud, le vieux couplet de l’homme et de la femme se prend un bon coup de matraque. Pas de quartier avec ces grandes gueules qui la jouent sauvage, dépareillé, sans tabou. Mains qui tripotent à gogo, masturbation à fond avec la fourrure d’une doudoune, la vigueur de leur rage et de leur désir déborde dans cette pièce âpre comme une crise d’hystérie.

 

Exubérance

Curieusement, la crudité ras la culotte se conjugue avec un romantisme vibrant même si désespéré. La pesanteur des propos et des corps de ces quatre interprètes aux parcours chahutés est sans cesse contrebalancée par une légèreté, une grâce presque enfantine parfois.

Avec Ottof, Bouchra Ouizguen opère une sorte de découpe sociologique en biais dans le vécu intime de ces femmes qui n’ont pas droit à la parole, encore moins à la reconnaissance sociale. Véritable porte-drapeau de leur cause et de leur marginalité, elle se fait aussi l’écho d’une liberté et d’une modernité qu’il est urgent d’affirmer.

La bascule brutale de la pièce d’une image féminine figée dans la nuit à celle, explosée, de ces ladies en goguette, montre le fossé entre la tradition et le monde d’aujourd’hui. Curieusement aussi, ce spectacle, qui compte un peu trop sur l’exotisme de l’étrangeté, rassemble l’extérieur et l’intérieur de ces aïtas, un temps immémorial et la vitesse du présent dont elles sont les réceptacles.

Dans ce déferlement d’humeurs et d’éclats, Bouchra Ouizguen joue un double rôle. Elle met en scène « ses mères, ses sœurs » et partage aussi le plateau de temps à autre avec elles. Régulièrement, comme saisie d’un coup de nerfs, elle crie de la régie, puis file les rejoindre sur le plateau pour les houspiller. Habillée comme un petit chaperon bleu, elle leur assène des indications avec une sorte de sécheresse chaleureuse qui laisse perplexe. Elle reconnaît d’ailleurs être très autoritaire avec ses interprètes, fortes têtes qu’elle mène à la baguette.

 

Titre insolite qu’Ottof. Les quatre aïtas sont sans doute des fourmis humbles et laborieuses dans leur vie quotidienne, mais leur exubérance, leur colère rayonnent de telle façon qu’on les verrait bien en cigales et fières de l’être. Dans le contexte artistique marocain dominé par les hommes, une chanson hurlante de vérité qu’il fait bon propager. Créé en juin à Montpellier Danse, Ottof ouvre la programmation danse du Festival d’automne, à Paris.

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