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Ces présences, là.

Par Jean-Marc Adolphe

 

 

Ailleurs commence ici. Dans l’indéterminé, mais avec détermination. En création, pas de chemins tout tracés, mais la patience d’un trajet qui saura prendre forme, devenir expérience sensible de soi et du monde, et qui viendra s’incorporer en relation attisée, déplacer la racine des origines, débusquer des cachettes, prendre congé du « scandaleux espace simulé des gestes qui n’existent pas » [1] et instaurer lieu d’être, forge artisanale où se pétrit l’inédit d’un alliage entre savoir et saveurs.

 

L’ici et l’ailleurs ne tiennent pas en place, ils ne cessent de brouiller leurs frontières en géographies mouvantes, et travaillent de concert à la formation de refuges habitables.

 

Ce nomadisme-là déjoue les assignations à résidence, qui voudraient réduire la multitude vécue de l’expérience à des cadres qui en normeraient le parcours : pour cela, même en art, il y a des écoles, des techniques et même, parfois, des diplômes. Et puis, à contre-courant de tous ces repères rassurants, il y a celles et ceux qui s’improvisent artistes, butinent différents champs et finissent par être simplement diplômé(e)s de la vie. Née à l’orée d’un désert, à Ouarzazate au Maroc, Bouchra Ouizguen est de cette trempe-là.

 

Pour le dire de façon abrupte, ce qu’on appelle « danse contemporaine » est d’invention occidentale. À partir du début du XXe siècle, Etats-Unis et Europe furent ses foyers d’ensemencement et de ramification. Des femmes en furent les premières pionnières, sujets en rébellion d’une modernité qui s’affranchissait d’un monde sous emprise divine : Isadora Duncan, Loïe Fuller, Ruth Saint-Denis, Mary Wigman, etc. Pour réelle qu’elle soit, cette histoire de la danse occulte grandement d’autres corps, sauvages, au sein-même de l’Europe (Valeska Gert, Anita Berber, Josephine Baker, Carmen Amaya) ou des États-Unis (le corps noir des Nicholas Brothers), comme en d’autres parties du monde : on pense ainsi à l’Egyptienne Samia Gamal, immense artiste que les clichés orientalistes n’ont considéré que comme « danseuse du ventre ».

 

Sous domination coloniale, l’Afrique et les pays du Maghreb sont restés à l’écart des courants de la danse contemporaine : il faut croire que certains n’avaient pas droit à leur part de modernité (ce qui est pratique lorsqu’il s’agit de maintenir des peuples sous sujétion). Aujourd’hui encore, au Maroc : peu d’écoles, peu de foyers de création chorégraphique, peu de lieux de diffusion. Il est tentant, alors, lorsque le travail de Bouchra Ouizguen est présenté dans des théâtres ou festivals en Europe, que soient soulignées ses rencontres avec Bernardo Montet, Mathilde Monnier, Boris Charmatz, et les quelques mois passés au sein de la formation E.X.E.R.C.E au Centre chorégraphique national de Montpellier. En d’autres termes, c’est en France que Bouchra Ouizguen aurait reçu la formation pouvant s’autoriser à se proclamer « artiste contemporaine ».  Dire alors d’autres affluents, qui n’ont pas moins de valeur.

 

L’enfance où tout commence : « Mon parcours vient de cette région désertique, cette présence féminine dans la famille. La force de ma mère, qui a fait des ménages pour que ses huit filles puissent accéder à des études, à une époque où, dans le sud du Maroc, ce n’était pas fréquent. J’ai peu de souvenirs de mes premières années marocaines, mais mon corps est chargé de tout ce qu’il a emmagasiné, il a été bercé, il a chanté, il a dansé. Il y avait les films égyptiens à la télévision. Et puis les mariages. Je me débrouillais toujours pour m’y faufiler. Quand je rentrais à la maison, les grandes sœurs qui n’avaient pas pu y aller me demandaient de refaire le mariage... »

 

À 8 ans, pour lui réserver « un avenir meilleur », Bouchra est envoyée en France. Mais la greffe ne prend guère : trop de retenue demandée au corps. Et à 15 ans, retour au Maroc, inscriptions dans un lycée français, où « on pouvait créer des ateliers avec la tutelle d’un professeur. J’ai trouvé un prof de philo, on a instauré un atelier danse et philo, que je menais tous les mercredis. » A moins de 16 ans, à la faveur d’un solo dans le spectacle de fin d’année, la voilà engagée comme danseuse dans un hôtel. À elle de trouver ses propres marques : « On est au milieu des années 1990… Sans aucun complexe, tu vis entre ta tradition berbère, les films qui t’ont nourrie jeune, la danse orientale, et les clips de Michael Jackson et de Prince qui étaient alors mes modèles. J’ai adoré pouvoir créer mes propres trucs et être payée pour ça. Quand tu commences à avoir les moyens, tu choisis les meilleurs musiciens... Ensuite, j’ai décidé de me faire plus rare, et de danser dans des endroits où on me permettait d’explorer des choses différentes. Je n’avais pas encore pris de cours de danse contemporaine, mais il y avait des pensées, des désirs, des choses étranges qui commençaient à sortir… »

 

On imagine ce qu’une telle formation oblige à conquérir comme sens de l’autonomie, et comme force de tempérament pour éviter les pièges que l’on suppose. Jusqu’à quel point faut-il se conformer aux cadres existants pour pouvoir tracer sa voie ? Des quelques mois qu’elle a passés en France, Bouchra Ouizguen a vite observé comment s’est constituée une scène chorégraphique : compagnies de danse, centres chorégraphiques, festivals, etc. Un modèle qu’il conviendrait d’importer au Maroc ? Avec Taoufiq Izeddiou, Bouchra Ouizguen crée une compagnie, Anania, lance les premières Rencontres chorégraphiques de Marrakech, un axe de formation pour de jeunes danseurs marocains… Des projets nécessaires, mais encore trop sages, trop formatés… « Artistiquement, je suis toujours restée connectée ailleurs, à une scène marocaine de nuit, avec des musiciens gnawas, des confréries soufies, et d’autres arts plus profanes. »

 

C’est cette veine qu’elle choisit d’explorer entre 2005 et 2007, sillonnant le Maroc, hors des centres urbains, à se documenter et à rencontrer des Aïtas, ces femmes qui ont su perpétuer une tradition vocale et musicale, jadis adulées, très présentes au cœur des fêtes populaires, puis reléguées dans des cabarets de seconde zone : « très majoritairement masculin, le public leur parle de manière vulgaire, à la limite des mots qu’on prononce pour parler aux prostituées. » Mais un trésor abimé reste quand même un trésor : celui avec lequel Bouchra Ouizgen a décidé d’unir son devenir d’artiste. En 2008-2009, elle crée Madame Plaza, avec trois de ces artistes des marges. Etrange spectacle, qui déjoue tous les canons de l’écriture chorégraphique, dont l’éloquente théâtralité tient de l’exposition vivante : corps aux chairs arrondies, dont les plis doivent garder mémoire de bien des secrets, voix écorchées, qui ont sans doute dû traverser bien des failles. « Je suis partie à des milliers de kilomètres pour apprendre, alors qu’à côté de moi d’autres femmes pouvaient me transmettre quelque chose de si évident : le chemin de la liberté du corps », écrit Bouchra Ouizguen.

 

Comment les scènes occidentales pourraient-elle recevoir une telle altérité ? Quand Stefan Kaegi, le metteur en scène du collectif Rimini Protokoll, crée en 2008 (sensiblement aux mêmes dates que Madame Plaza) Radio Muezzin, avec cinq muezzins venus du Caire, il dit chercher à « recontextualiser la réalité ». Lors du Festival d’Avignon 2009, Le Monde écrivait : « Kaegi montre de manière très désacralisée ces hommes qui parlent de leur travail - c'en est un - dans le quotidien des jours. Un quotidien que l'on aperçoit sous forme d'images fixes - photos de famille - ou animées - les rues de la capitale égyptienne - sur quatre écrans. » [2] Sans qu’il soit question de remettre en cause la pertinence du spectacle de Stefan Kaegi, sur le volet d’un certain théâtre documentaire ; on peut dire en quoi Madame Plaza s’en écarte assez radicalement. Pour Bouchra Ouizguen, il ne s’agit nullement de « recontextualiser le réel », mais d’ouvrir la poésie des présences, avec des corps et des personnalités, qui ne sont pas ceux auxquels la scène nous a habitués : « un petit rien de voix qui transperce la chair, un petit rien de main, de hanche, un coup de bassin qui te fait partir ou te rappeler que tu es face à du cri, de la crispation, cette matière si bête et si précieuse est à la fois impalpable et inattendue…. N’est-ce pas cela la danse d’abord ? »

 

Occasion fut donnée de percevoir combien ces présences, en chairs généreuses et en voix railleuses et rocailleuses, savaient ériger une dignité, défier la majesté d’un espace. Cela eut lieu au musée du Louvre, à Paris, dans la prestigieuse salle Médicis gorgée des peintures grand format de Rubens. Madame Plaza y fut transporté pour deux représentations en décembre 2014. La monumentalité picturale du lieu aurait pu écraser le modeste salon marocain du spectacle de Bouchra Ouizguen. C’est tout le contraire qui se produisit : la chair des présences semblait redonner vie aux toiles de Rubens…

 

L’épatante simplicité qui faisait paradoxalement de Madame Plaza un formidable tableau d’intensité, s’est enrichie avec Ha !, créé en juin 2012 au festival Montpellier Danse, d’une tension procurée par la scansion et le rythme. La poésie soufie de Djalâl ad-Dîn Rûmi, qui fut à l’origine de l’ordre des derviches tourneurs, aura ici été la sève infusée d’une transe calculée, également nourrie d’une perception de la folie comme forme d’envoûtement corporel, projection hors-de-soi, accès à des états que l’apprentissage de la danse tend habituellement à discipliner.

 

Lancinant, répétitif, le rythme saccadé qui pulsait les premières longues minutes de Ha ! a comme de lui-même, dans « une fulgurance », dit Bouchra Ouizguen, généré une autre folie, collective, déployée à même l’espace public : apte à se disséminer en de multiples territoires [3], Corbeaux a été créé en février 2014, en ouverture de la Biennale d’art de Marrakech, sur le parvis de la gare. Une nuée de femmes en noir, tête couverte d’un fichu blanc, surgissent et répandent un chant organique, comme arraché des ténèbres. Est-ce encore de la danse ? Peu importe, c’est du corps en acte. Une calligraphie vivante, qui s’extrait du cadre de scène, et manifeste l’intérêt que Bouchra Ouizguen porte aux arts visuels. Performance de femmes, profondément porteuse d’une identité assumée, un rituel peut-être, né de quelque sabbat oublié.

 

Le festival Montpellier Danse, dirigé par Jean-Paul Montanari, a su faire place à des créations issues du pourtour méditerranéen, et a d’emblée soutenu le travail de Bouchra Ouizguen. Mais en général, relativement peu nombreux sont les artistes arabes, notamment vivant dans les pays du Maghreb, à avoir les faveurs des scènes européennes ou « occidentales ». Mais en ce sens-là aussi, ailleurs commence ici. En France s’est récemment constitué un collectif, « Décoloniser les arts », qui s’insurge contre le peu de place laissé, dans les institutions culturelles publiques, aux énergies créatrices et aux visages issus de l’immigration. Ce déficit de représentation n’est que le symptôme, parmi d’autres, d’un « entre-soi » qui s’est insidieusement développé ces dernières années au sein d’un système culturel qui ne cesse pourtant de prôner les vertus du « vivre-ensemble ». On ne peut donc que se réjouir de ce que les spectacles de Bouchra Ouizguen maintiennent, dans leur diffusion, un souffle d’échange entre les deux rives de la Méditerranée. Le risque serait toutefois que leur perception soit entachée d’un certain folklorisme exotique, a fortiori parce que les interprètes dont s’entoure la chorégraphe sont issues d’une culture traditionnelle et ne font pas partie de la jet set contemporaine.

 

Il importe donc de contredire ce qu’il nous est arrivé d’entendre ici ou là : les spectacles de Bouchra Ouizguen ne sont pas des cartes postales qui véhiculeraient une image alternative du Maroc, ni davantage une « image de la femme arabe ». Céder à ce genre de bienveillance compassionnelle (même quand ce n’est pas toujours dit en termes aussi explicites) revient à dénier que, de ce côté-là de la Méditerranée, puisse émerger une modernité d’expression qui n’a rien à envier à ce que l’on peut voir sur les scènes européennes. Quand Jérôme Bel réunit sur scène des « amateurs » (dans Gala), c’est forcément « formidable », et d’un avant-gardisme à tout crin. Mais les Chikhates qui créent les spectacles de Bouchra Ouizguen seraient juste « sympathiques » ? Non, mille fois non. Ce sont des interprètes et des « performeuses » hors pair. Au sein de l’espace de confiance que Bouchra Ouizguen a su créer avec elles, Naïma Sahmoud, Kabboura Aït Ben Hmad et Fatima el Hanna, qui ont participé à la création de Madame Plaza et Ha!, Halima Sahmoud et Fatna Ibn El Khatyb, qui ont rejoint la compagnie pour Ottof, savent déployer leur culture corporelle, vocale et musicale, bien au-delà des formats de la tradition où s’exerce habituellement cet art.

 

Ce faisant, Bouchra Ouizguen invite à sérieusement réviser les hiérarchies non seulement géographiques, mais aussi mentales, culturelles, qui peuvent nous servir de balises pour comprendre le monde mondialisé dans lequel nous vivons, et où subsistent, quoiqu’on puisse craindre des risques d’uniformisation, une inextinguible diversité d’expressions. Cette actualité des présences, indépendamment de leur origine, Ottof (créé en juin 2015 au festival Montpellier Danse) est venu en manifester l’insolente vigueur, tant s’y affirme en liberté de ton, comme en joyeuse improvisation de l’instant, un très salutaire affranchissement de toutes les normes consenties qui passent habituellement pour caractériser un bon spectacle. Ottof parle de cette fourmilière que nous portons en nous, incessante et insensée usine intime où se mêlent colères sourdes et désirs enragés.

 

La vérité de ce qui se joue là, dans l’aire de jeu que permet un espace scénique, répond alors à cette très simple et très redoutable formule de Fernando Pessoa : « L’art, c’est quand quelque chose existe. »

 

[1] Roberto Juarroz, Poésie verticale.

[2] Fabienne Darge, « Stefan Kaegi saisit l'appel du muezzin et fouille dans la beauté du réel », Le Monde, 24 juillet 2009.

[3] Ainsi, en mai 2015, pour l’ouverture – remarquée - du KunstenFestivaldesArts à Bruxelles.

 

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